Peu connu en France mais qualifié par la presse américaine de «prix Nobel du monde juif», le Genesis Prize couronne, chaque année, une personnalité ayant oeuvré pour le rayonnement des «valeurs juives» et leur contribution au «bien de l’humanité».
Fondé par des philanthropes américains et russes, proclamé chaque année à Jérusalem et attribué au terme d’un processus de sélection complexe où interviennent des autorités morales américaines (jusqu’à sa mort, Elie Wiesel), israéliennes (l’ancien héros de la dissidence soviétique, devenu président de l’Agence juive, Natan Sharansky) ou européennes (le grand rabbin britannique lord Jonathan Sacks), il a couronné, jusqu’à présent, des personnalités aussi différentes que l’ancien maire de New York Michael Bloomberg, l’acteur Michael Douglas, le violoniste Itzhak Perlman ou, l’an dernier, le plasticien Anish Kapoor.
Mais sa principale originalité est : 1. qu’il est doté de la considérable somme de 1 million de dollars ; 2. que le lauréat ne touche pas à ce million et a obligation de le reverser à des organisations humanitaires actives dans la «grande cause» qu’il a désignée par avance et dont l’originalité, ou l’urgence, aura pesé dans la décision du jury ; 3. que cette double générosité (celle de la Fondation Genesis à l’origine du prix, puis celle du récipiendaire) a pour effet de déclencher une sorte de mimétisme philanthropique, de levier d’évergétisme et de bienveillance, dont le résultat est que la somme finalement allouée à la cause élue par le lauréat sera multipliée par deux, dix, parfois bien davantage.
Cette histoire est passionnante à deux titres.
D’abord, bien entendu, à cause de ce mécanisme de surenchère philanthropique dont je ne suis pas sûr qu’il y ait, en Europe, d’équivalent.
Mais aussi, et surtout, parce que le lauréat de l’année dernière, Anish Kapoor, vient d’annoncer que c’est à la cause des réfugiés, exilés et autres personnes déplacées qu’il a décidé de dédier son prix – et que la presse américaine est pleine, ces jours-ci, d’articles détaillant la façon dont il a choisi d’allouer cette manne.
Soutien aux réfugiés fuyant le Soudan du Sud en guerre, vers l’Ouganda…
Fourniture d’eau potable, à travers l’International Rescue Committee, aux Rohingyas de l’Etat de Rakhine, en Birmanie…
Financement, à travers l’organisation étudiante Hillel International, d’une campagne de sensibilisation des campus à la tragédie syrienne et à ses millions de damnés fuyant le double piège de l’islamisme et des forces gouvernementales de Damas…
Dans les camps de réfugiés syriens du Liban, de Jordanie ou de Turquie, l’équivalent de 20 millions de dollars d’équipement médical convoyé par la Multifaith Alliance for Syrian Refugees…
Ou encore le renforcement de la plateforme digitale Refugee. info qui a pour mission d’informer sur leurs droits – et, hélas aussi, sur l’enfer administratif qui les attend – les migrants débarquant à Lampedusa ou en Grèce…
C’est beaucoup.
C’est, issu d’une initiative privée, le programme le plus ambitieux d’aide concrète à ces 65 millions de femmes, d’hommes et d’enfants fuyant la guerre et la misère dont les agences internationales, débordées, nous disent qu’ils constituent une vague dont l’ampleur a, d’ores et déjà, dépassé celle qui suivit la Seconde Guerre mondiale.
Eh bien, j’aime l’idée que cette initiative soit attachée au nom d’Israël.
J’aime que soit ainsi rappelé – et, dans les déclarations d’Anish Kapoor ou de Mikhaïl Fridman, le cofondateur du prix, avec quelle force ! – qu’être juif c’est, aussi, se souvenir que l’on a été étranger, non seulement il y a trois mille cinq cents ans en Egypte, mais hier, il y a tout juste trois quarts de siècles, dans l’Europe sous la botte du nazisme.
Et j’aime que soit ainsi reformulée et, surtout, mise en oeuvre cette obligation d’accueil dont le premier énoncé connu figure dans le Deutéronome et le Lévitique et dont les prescriptions ont rarement été si pressantes qu’en cette heure, proprement tragique, où l’état de «sans-droits», certains disent d’«homme nu», rejeté de tous, dénué de tout et, d’abord, de dignité, tend à devenir un état comme un autre, normal, presque banal, de l’humanité contemporaine.
Comment réparer le tort fait par cette condition d’homme de rien aux principes intangibles sans lesquels il n’y a plus d’unité, ni de l’espèce humaine, ni du monde ?
Comment, quand ce n’est pas un Ulysse, mais des millions, qui débarquent, démunis, sur les plages grecques, rester fidèle à cet esprit de Nausicaa qui, lui aussi, fonde l’Occident et qui fait qu’elle adjure son roi de père de recueillir, accueillir, vêtir, l’étranger juste surgi ?
Et que veut exactement dire Levinas quand, en dialogue avec cette leçon grecque mais aussi, plus originairement encore, avec cette autre parole fondatrice de l’Occident qu’est, dans la Bible, l’exhortation à traiter l’autre, c’est-à-dire, à la fin des fins, l’étranger, comme s’il était un double de soi-même – que veut-il dire, au juste, quand il oppose cette réquisition sans réplique que m’adresse l’infini du visage de l’étranger avec la réponse concrète qu’il faut bien lui apporter à l’intérieur du cadre fini de cette cité-ci ou de celle-là ?que veut-il dire, oui, quand, à la façon de Kant inscrivant au coeur de son «droit cosmopolitique» le concept d’«hospitalité sous condition», il distingue la loi de l’hospitalité qui n’est pas une «région de l’éthique» mais l’«éthicité même» et les lois d’une hospitalité qui doit composer, elle, avec le droit, les institutions, le sens social de la justice ?
Ces questions sont vertigineuses.
Ce sont, aujourd’hui, pour une République, les plus difficiles de toutes.
Il faut savoir gré à un artiste de prendre ainsi le relais de ces grands penseurs – mais avec tout le poids, cette fois, d’une raison devenue pratique.
Par l’ampleur du phénomène des migrations des populations entières le questionnement éthique que vous nous proposé nous amène au préalable à une réflexion sur la responsabilité de l’accueil et du respect de l’Autre, l’Etranger, qui investit et oblige, la République bien sûr, ses institutions et ses lois, mais surtout notre vivre-ensemble, notre société. Sans cette responsabilité collective il n’y a point d’éthique.
C’est oublier qu’une responsabilité qui oblige est la signification même de toute éthique, la raison pratique de l’existence, entre guillemets un point de rencontre de la pensée juive avec celle de Kant.
Depuis 2015, un 1,5 million de personnes, hommes, femmes et enfants, ont traversé la Méditerranée, combien sont-ils morts on ne le saura jamais, dans l’espoir de recevoir accueil et asile chez nous. Ils fuyaient la persécution, la famine, la mort et ils ont souvent trouvé répulsion, méfiance, violence, des conditions de vie déshumanisées, le sentiment d’appartenance à une altérité radicale, sans statut ni légitimité, un problème à traiter.
C’est l’homme de rien, nu et invisible, un homme en danger dont on peut faire ce qu’on veut. C’est d’ailleurs ce qui malheureusement arrive dans certains pays européens où le migrant est réduit à l’esclavage et la femme et les enfants à la prostitution.
De fait nous avons ainsi oublié, piétiné, l’héritage d’une civilisation, la part qui revient à Athènes et celle qu’on doit à Jérusalem et au message de la Bible.
Réparer l’état d’exclusion de l’étranger en errance c’est l’établir dans sa dignité de personne humaine, c’est de le protéger du danger de mort, lui sauver la vie.
C’est ici la grande tradition juive de l’accueil et de l’hospitalité, à la fois mystique de part de sa référence à la Bible : « Aime ton prochain comme toi-même », dans le Lévitique, et éthique par sa dimension pratique qui la matérialise.
Pour Emmanuel Lévinas cet héritage n’est toutefois pas seulement biblique, il est aussi philosophique de sa source, l’Agora d’Athènes.
Philoxénia, l’hospitalité grecque des xénos, hôtes et étrangers, i.e. son contraire, la xénophobie, est un concept qui naîtra bien plus tard, des suites de l’Affaire Dreyfus, est un impératif pour échapper à l’accusation d’impiété envers la divinité, Jupiter dans ce cas, qui, comme il est décrit dans l’Odyssée, impose le respecte des hôtes qu’il amène.
Ces sont les limites que Lévinas voit dans la conception philosophique grecque de l’Altérité : le manque du rapport du sujet à l’autrui et sa conséquence, l’impossibilité de fonder une éthique du bien.
Platon élabore une conception égotique de la nature humaine, carencée et déficiente de son existant, on est pas trop loin de l’homme de rien, et qui renvoie au questionnement socratique « Connais-toi toi-même », pour retrouver en soi-même le souvenir de la nature que nous avons perdu. La connaissance platonicienne est au fond une recherche narcissique du soi-même jamais d’une altérité qui nous interpelle. L’idée du bien n’est donc qu’un désir subjectif.
La critique et le dépassement opéré par Lévinas découle de la rencontre d’autrui, ce qu’il appelle l’expérience du visage.
Le visage par sa nudité est vulnérable et exposé à la violence et pour lequel, malgré-nous, nous nous sentons responsables. C’est l’éthique de la responsabilité envers cet autre qui me rencontre, qui m’interpelle et met en relation, qui m’arrache à mes certitudes, à mon alter ego et qui fait dire à Lévinas que « l’idée de l’infini est le rapport social ».
J’aime vos publications, je suis « fan ». Mais, si je partage votre analyse, j’ai souvent l’impression que l’on écarte un vrai problème lorsque l’on aborde le sujet de la venue massive des nouveaux immigrés. La grande majorité est musulmane. Je comprends qu’il ne faut pas rejeter, mais favoriser l’intégration en accueillant ces personnes. Ces gens souffrent et risquent, et même perdent la vie, pour arriver chez nous! Les accueillir est un devoir, j’en suis convaincu, et ces gens, tels ceux qui se sont intégrés au pays d’accueil seront une richesse dans nos régions.
Mais, pourquoi ne pas analyser « ce qui fait peur »? Car, l’Islam est attaché à la foi selon le propos d’André Comte-Sponville (Le monde des religions), au sujet des trois « religions du Livre ». La foi, dit-il, « pour un grand nombre de musulmans est plus importante que tout autre chose, l’espérance du Judaïsme et l’amour des Chrétiens compris! »
l’Islam fait ainsi une irruption massive dans un espace social et politique bien différent du leur. L’Occident a été structuré par le christianisme et nous sommes habitués à évoluer dans un monde conduit par la pensée laïque (différente en Belgique et en France, je suis croyant et très heureux de vivre ma foi au sein d’une laïcité que je perçois pas trop intégriste) chacun révisant constamment ses pensées, et sa foi, au gré du monde des penseurs et des découvertes scientifiques.
En démocraties, c’est le Politique qui a la primauté, l’autorité et le pouvoir, et ne prétend pas définir une fois pour toutes le juste et le bien. Son autorité est indéfiniment révisable et faillible. Notre laïcité ne peut-elle être perçue, par les nouveaux arrivants, comme une idée folle issue d’une religion fausse, puisque le Coran accuse les « gens du Livre » d’avoir falsifié leurs Ecritures. Lorsqu’un Imam entend dire que les lois de nos démocraties sont supérieures et s’imposent à celles de la religion entend-il quelque chose de concevable pour lui? Comprendra-t-il que dans nos sociétés, les valeurs religieuses ne sont pas la clé de voûte et ne structurent plus le vivre ensemble?
Je retiens du journaliste israélien Daniel Horowitz: « La laïcité… pose que dans une démocratie les lois ne sauraient découler d’autre chose que de décisions humaines… Dès lors qu’il est établi que le sentiment religieux relève de l’imagination, il est impératif que chacun en conçoive les limites et la subjectivité ».
N’est-ce pas Napoléon qui convoqua en 1807 une assemblée de notables juifs et a reconnu que l’attitude du judaïsme révèle quels textes de la religion poussent à la citoyenneté? Le Judaïsme a servi au développement éthique de l’humanité, particulièrement de nos sociétés occidentales. Nous sommes la moisson de ses semailles anciennes et quoiqu’on cherche à lui imputer, que ce soit juste ou injuste, il est le garant de cette moisson. Seuls les juifs et les chrétiens ont accepté la laïcité en 1776. Toujours Daniel Horowitz: « Dans le judaïsme il n’y a pas de dogme au sens chrétien du terme. Il y des présomptions, des intuitions, des raisonnements, voire des visions, mais une chose est sûre et certaine: tout relève de la parole de l’homme, et est donc faillible, perfectible et amendable… Le terme “religion” n’existe pour ainsi dire pas en hébreu (“Dieu” non plus, d’ailleurs, qui n’est qu’une francisation de Zeus)… Le monothéisme tel que le propose le judaïsme ne postule pas à proprement parler l’existence de Dieu. Il dit surtout ce que Dieu n’est pas. Le tétragramme YHWH peut… être compris comme verbe, mais pas comme substantif. Ce vocable n’est donc pas l’invocation d’une substance, mais plutôt de quelque chose d’indescriptible, d’imprononçable et d’indicible, une manière d’exprimer l’unicité du monde et la stupéfaction qu’il y ait quelque chose plutôt que rien… »
Sans être juif, je me dois de reconnaître que la dignité spirituelle de l’homme est une contribution du judaïsme à la société moderne. Religion de la liberté humaine et du rejet des divinités qui écrasent l’homme, car le « Dieu » d’Israël se veut seul puis se cache; il pousse Israël à la recherche, au questionnement, en écartant les autres divinités. Dieu enlève aux hommes leurs craintes superstitieuses qui hantaient les arbres, les collines ou les plaines… En réalité, tous les dieux ont disparus!
Le Christianisme, est la « religion de la morale ». La Religion du Dieu qui se fait homme et qui se sacrifie pour sauver l’humanité. Issue du refus de la violence, au profit de l’amour, selon le message de Celui qui est crucifié, notre société a été construite sur cette pensée. Quel est l’impact, dans le milieu chrétien, des propos du juif Jésus lorsqu’il dit: « Le sabbat a été fait pour l’homme, et non l’homme pour le sabbat » (Marc 2:27). C’est-à-dire que la religion a été faite pour l’homme, et non pour satisfaire la divinité!
Les juifs et les chrétiens ont accepté la laïcité en 1776. Il a été possible à ces deux convictions religieuses de reléguer leur foi pour le bien vivre au sein de la société. Ce sont la Torah, et les Evangiles, qui devront s’adapter à l’évolution de la société démocratique.
Il s’agit ici non des individus, mais de religion et nous devons pouvoir critiquer un système de pensée ou une religion. N’est-ce pas ce qui a été le développé dans nos sociétés depuis plus de deux siècles? La foi, n’a-t-elle pas été reléguée au profit d’autres valeurs? On ne fait qu’accentuer le malaise à force de voiler les causes profondes.